La situation de la restauration des orgues en France, du point de vue d'un restaurateur. |
Laurent PLETFacteur d'orgues |
Introduction.
Après vingt-sept ans consacrés à la restauration des orgues en France, comment juger de la situation actuelle ?
Je ne décrirai pas de restauration d'orgue en particulier mais essaierai de décrire l'évolution de notre métier avec déjà un premier commentaire sur le plan administratif :
Il y a quinze ou vingt ans un devis de deux ou trois pages dactylographiées suffisait pour concourir et obtenir un marché de restauration représentant des milliers d'heures de travail. Il nous faut maintenant tenir compte des progrès de l'informatique et d'un syndrome administratif qui fait que la qualité d'un dossier se mesure à son poids ! Même pour un simple chantier de relevage représentant quatre ou cinq-cent heures de travail, il faut étudier un Cahier des Clauses Techniques Particulières de vingt ou trente pages et présenter un devis volumineux, agrémenté de nombreuses photographies légendées et d'un tableau de décomposition des prix très détaillé. Une page écologique est paraît-il très bien vue par les administratifs. Le record pour l'instant est tenu par un dossier d'appel d'offres pour un orgue lyonnais qui contenait soixante-dix pages environ pour un travail de deux semaines sur place. On marche sur la tête !
La loi de décentralisation de 2004.
Malgré les interventions du bureau du Groupement Professionnel des Facteurs d'Orgues (G.P.F.O.) au Ministère de la Culture en 2003 il ne fut pris aucune mesure spécifique d'accompagnement lors de l'application de cette décentralisation : je vous en rappelle brièvement les grandes lignes.
Avant cette décentralisation, quand un maire propriétaire d'un orgue classé, désirait entreprendre une restauration, il demandait à la Direction Régionale des Affaires Culturelles (D.R.A.C.) d'étudier le dossier. Le Conservateur Régional des Monuments Historiques missionnait alors le technicien conseil territorialement compétent qui étudiait l'orgue, et proposait une ou plusieurs solutions de restauration. Ces solutions étaient alors exposées à la Commission Supérieure des Monuments Historiques (C.S.M.H.) par un de ses membres : le rapporteur. Le projet arrêté était chiffré par le technicien conseil et l'enveloppe financière ainsi déterminée était rassemblée par les services de l'État auprès des différents financeurs, dont la mairie propriétaire dans une proportion allant de cinq à cinquante pour cent maximum du montant de l'enveloppe. La D.R.A.C. assumait la maîtrise d'ouvrage sur toute la conduite du chantier, du choix de l'entreprise à la réception des travaux.
Depuis cette décentralisation, ce sont les mairies qui doivent assumer l'intégralité du montage du dossier (heureusement souvent aidées par les services des D.R.A.C.), et avancer l'intégralité du financement y compris la T.V.A., récupérant après coup auprès de chaque organisme subventionneur la quote-part qui avait été prévue.
Dans le principe, il n'y a rien à redire puisque l'État continue de subventionner à cinquante pour cent du montant Hors Taxes les travaux de restauration du Patrimoine, mais dans la limite du budget que chaque région, devenu indépendante, a attribué à son patrimoine orgue.
Dans la pratique la conséquence désastreuse de ce transfert de maîtrise d'ouvrage, pourtant simple changement de méthode de fonctionnement, a provoqué un ralentissement très net de l'activité de restauration de monuments historiques en France tous métiers confondus. Et pour les orgues nous avons constaté une division par trois du nombre de chantiers mis au concours chaque année. En effet, on est passé de vingt-cinq à trente appels d'offres de restauration Monuments Historiques pour tout le pays à une moyenne de six à huit par an pour toute la France depuis 2004.
La masse de travail n'étant plus assez importante pour faire vivre tous les facteurs français, les prix ont chuté et les marchés de restauration ont été attribués à des montants de trente à quarante pour cent inférieurs aux estimations, ce qui a alimenté les soupçons sur les techniciens conseils chargés des estimations, accusés par certains de gonfler les prix pour arrondir leurs pourcentages. Ce ne sont pourtant pas les estimations qui sont exagérées mais les montant des devis qui sont beaucoup trop bas depuis 2004 ! En conséquence, les nouvelles estimations ont tendance à baisser.
Les dangers pour notre profession.
Certains se réjouissaient de l'épuration prévisible de la situation en France grâce à cette raréfaction du marché. Je ne crois pas que ce soit une bonne chose, car rien ne peut garantir que seuls les mauvais restaurateurs (bon ou mauvais sur quels critères ?) ont déposé ou déposeront leurs bilans ! Il y a des disparitions d'entreprises de facture d'orgues et une diminution des effectifs des entreprises, c'est un fait. Il y a évidemment une baisse de confiance dans l'avenir de notre profession et du coup une réticence à la formation de jeunes. Le vrai danger immédiat est de voir disparaître notre Centre de Formation d'Apprentis par manque d'effectif.
Le danger pour le patrimoine.
Cette loi a donné le pouvoir de choix et de décision aux conseils municipaux, c'est-à-dire aux influences locales ou aux connaissances particulières des maires ou conseillers décideurs. Autrefois, nos seuls interlocuteurs pour la maîtrise d'ouvrage étaient les techniciens des D.R.A.C. ou les Conservateurs Régionaux qui étaient sans arrêt confrontés à ces problématiques de la Conservation Historique.
J'ai, en ce moment, un orgue historique à restaurer pour lequel je dois retrouver le diapason ancien, le reconstituer et décaler ensuite toute la tuyauterie parce que Monsieur le Maire veut que son orgue soit au ton actuel ; c'est une situation nouvelle pour moi car le désir du client ne peut pas et ne doit pas intervenir dans un concept de restauration historique. Il est impossible de demander à un restaurateur de faire passer aux générations futures le témoignage d'un état passé tout en lui demandant d'accéder aux désirs d'un client transitoire ! Cette situation a toujours conduit à des restaurations contestables ou des reconstructions neuves historisantes. Ce peut être être de très beaux orgues, éventuellement à la mode, mais exclus de la restitution historique.
Nous nous trouvons confrontés maintenant à ce « clientélisme » dans tous les rouages de la restauration. Le maître d'œuvre, soumis lui même de plus en plus à la concurrence, doit séduire le maître d'ouvrage et répondre à son attente. Le restaurateur doit répondre aux attentes du maître d'œuvre et du maître d'ouvrage tout en essayant de respecter la facture originale choisie comme étant historiquement et organistiquement celle qui doit être transmise au futur. On est alors dans le domaine du compromis permanent et il me semble évident que la restauration historique n'en sortira pas grandie.
Je ne dis pas que le fait de n'avoir que des spécialistes pour s'occuper des restaurations protègent les orgues anciens des erreurs : il n'est qu'à regarder l'état de notre patrimoine ayant bénéficié des restaurations historiques des cinquante dernières années. Les exemples d'instruments historiques reconstruits à neuf pour correspondre aux idéaux musicaux ou stylistiques d'un rapporteur, d'un technicien-conseil ou d'un organiste ne manquent pas.
Notre patrimoine d'orgues protégés est d'environ dix pour cent du total des instruments recensés en France, soit environ un millier. Je crains que la moitié de ce patrimoine ne soit déjà perdu pour la postérité car les travaux entrepris n'ont pas respecté la notion devenu élémentaire de réversibilité. Il nous reste donc environ cinq-cent orgues historiques qui pourraient rester des témoins importants de leur époque, à condition que les programmes de restauration respectent leurs particularités et que les propriétaires n'exigent pas de pouvoir jouer sur leur orgue enfin restauré toute l'œuvre de Bach, quand ce n'est pas tout le répertoire pour orgue, seul ou avec instrument soliste.
Je vais vous donner un exemple : je restaure en ce moment un orgue construit par les frères Basiliens en 1845, époque dite « de transition ». C'est le troisième instrument de ces facteurs à bénéficier d'une restauration historique. Ces trois instruments sont tous classés Monuments Historiques pour l'état connu à l'époque des Basiliens, entre 1845 et 1852. Ces trois instruments à trois claviers et pédale avaient tous des clavier de Grand-Orgue dépourvus de Plein jeu, puisque toutes leurs compositions étaient basées sur des synthèses d'accompagnement et des batteries d'anches importantes. Les trois instruments après restauration ont tous des Plein jeux de Grand-Orgue car il semble impensable aux organistes de jouer un orgue de trois claviers sans Plein jeu de Grand-Orgue. Le répertoire n'est plus assez intéressant pour les concerts ni pour le culte. Il ne restera que les archives et les rapports de restauration à nos successeurs !
Il y a danger pour nos instruments anciens dès que le désir de l'organiste titulaire ou du propriétaire rentrent en considération dans le choix de la restauration. Je vous donne un autre exemple : Troyes possède un grand orgue de Cathédrale ayant encore le potentiel historique pour redevenir un grand orgue classique français. Les travaux de restauration de Gonzalez en 1968 ont abouti comme souvent à une reconstruction à neuf et une transformation esthétique en orgue néo-classique, mais, suite aux remous importants provoqués par la reconstruction de l'orgue historique de la cathédrale d'Auch, la C.S.M.H. avait imposé au facteur de ne pas sortir la tuyauterie de la cathédrale et de laisser le matériel ancien non réutilisé sur place. Les sommiers anciens sont donc déposés à la tribune et la tuyauterie a été relativement peu remaniée lors de cette reconstruction. Tout le reste a malheureusement été détruit, vu le peu d'égard que l'on portait à l'époque à la console, à la mécanique ou à l'alimentation. Un projet de reconstruction de l'état Cochu-Clicquot 1789 adopté par la C.S.M.H. a été annulé suite à l'opposition du titulaire et du clergé affectataire qui ne supportaient pas l'idée de ne plus pouvoir jouer le répertoire néo-classique. L'argument décisif étant : « Cet orgue fonctionne très bien et nous plaît comme il est, pourquoi l'État dépenserait-il autant d'argent ? »
Quatre ans après cette histoire, l'État se prépare à remplacer à neuf le combinateur de cet orgue pour faire plaisir aux mêmes personnes et confirme par ce fait les choix du facteur Gonzalez qui, il y a quarante ans, a détruit toute la mécanique, pourtant classée Monuments Historiques depuis 1963, pour la remplacer par ses transmissions électro-pneumatiques et un combinateur. Il avait donc raison puisque l'État perpétue maintenant ce choix : quel exemple dangereux ! Ou quel drame !
Dernier exemple du pouvoir local ou du désengagement des services de l'État dans la protection effective du patrimoine : l'orgue de Saint-Nicolas-du-Chardonnet vient d'être complètement reconstruit et le buffet de 1731 classé Monument Historiques, profondément modifié, sans que l'État n'intervienne, malgré l'interpellation des experts chargés de la surveillance du patrimoine.
Notre action pour notre patrimoine.
Cette évolution constatée en trente années me laisse en goût un peu amer et me conforte dans l'idée qu'il ne faut pas attendre des responsables politiques ou administratifs qu'ils comprennent les subtilités de nos batailles internes entre les « modernistes » (il faut jouer le plus possible de répertoire sur tous les orgues) et les « conservateurs » (il faut sauver les quelques orgues qui restent des témoins de notre histoire). Cette dualité est sciemment très réductrice mais elle résume notre problème. Je suis persuadé que l'évolution ne viendra que du changement de comportement individuel face au matériel ancien et à la mise en place d'une nouvelle mesure de protection.
Le comportement des facteurs : pour cela, le G.P.F.O. a adopté formellement une charte du facteur restaurateur qui s'adresse aussi à chacun de nos compagnons en atelier car c'est là que les gestes peuvent être destructeurs ou conservateurs. Malheureusement, cette charte n'est pas encore appliquée et elle n'a été exigée à ma connaissance que dans un seul appel d'offres et pour un orgue non protégé, ce qui est paradoxal.
Le comportement des organistes dans leurs rôles de conseils et d'éducation : il est difficile de demander à de jeunes titulaires de s'intéresser à des instruments authentiques français (classique, romantiques ou symphoniques) quand tout l'enseignement est dispensé dans un esprit néo-classique.
Une dernière anecdote : j'ai été dérangé un dimanche pour dépanner un organiste professionnel qui avait un problème d'accouplement pour l'enregistrement d'un orgue Cavaillé-Coll : il jouait les trois claviers accouplés en cascade, ce qui se fait partout et très facilement avec des transmissions électriques, mais beaucoup plus difficilement en mécanique : il n'avait pas réalisé qu'il lui suffisait d'ajouter la cuillère d'accouplement III/I pour régler son problème de justesse. Que de difficultés pour s'adapter à un instrument ancien quand la transmission électrique, avec toutes ses commodités, est devenue la norme !
Je connais maintenant des conservatoires qui enseignent sur des instruments électroniques ou électroniums. Quelles seront les exigences demain des organistes titulaires, formés sur de l'électronique, devenus conseilleurs techniques auprès des maires propriétaires pour les restaurations d'orgues historiques ?
Un rêve pour finir.
Je constate que le statut de « Monuments Historiques » n'a malheureusement pas été suffisant pour protéger notre patrimoine pendant les cinquante dernières années et l'évolution actuelle me fait craindre qu'il ne puisse pas non plus remplir ce rôle dans le futur.
Ne serait-il pas opportun de demander à l'État de définir un nouveau label plus précis et beaucoup plus contraignant pour les éléments de notre Patrimoine National qui sont encore des témoins réels de notre histoire et qui doivent absolument le rester pour les générations futures ?
Je suis persuadé que c'est la seule solution pour que nos descendants aient la possibilité au xxiie siècle de jouer sur des instruments réellement authentiques des xviiie, xixe ou xxe siècles. Il en va de notre responsabilité collective et individuelle.
Laurent Plet, facteur d'orgues.