La conservation de
l'orgue historique français


par Jean-Marie Meignien.


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Laurent PLET

Facteur d'orgues





Question : Y a-t-il contradiction entre la fonction décorative et la structure utilitaire de l'orgue, autrement dit entre la conservation d'un orgue historique et la mise en valeur de toute la littérature musicale française et étrangère disponible à tout organiste ?


 

1. L'ORGUE est constitué de quatre éléments : la soufflerie pour obtenir le vent, une tubulure pour le conduire aux tuyaux, une traction pour transmettre les ordres de l'organiste à la partie sonore et les tuyaux qui constituent l'organe sonore de l'instrument (1).


 

2. L'HISTOIRE de l'orgue peut être résumée en quatre étapes en raison des orientations prises sous l'influence du goût artistique du moment, de la musique en usage par ailleurs et, depuis le xxe siècle de l'organologie à la lumière des recherches historiques et du disque.


Ces quatre phases sont les suivantes :

Une évolution lente (technique et sonore) de l'orgue médiéval à l'orgue post-classique par construction ou par transformation progressive pour des raisons économiques. Ce glissement lent est toujours inspiré par la polyphonie vocale (2). Sous la Monarchie de Juillet la palette sonore fait l'acquisition des timbres gambés d'origine allemande ; mais la structure classique est conservée sauf pour la soufflerie et l'adoption de la boite expressive (3).

La création (avant 1850) d'un nouveau style organal ayant pour but d'imiter l'orchestre. L'orgue symphonique qui en résulte introduit des nouveautés qui affectent les quatre éléments fondamentaux de l'instrument. Ce résultat est obtenu par construction ou par transformation d'un orgue antérieur pour les mêmes raisons que précédemment (4).

L'innovation technologique apparaît fin xixe début xxe siècle avec l'avènement de l'électricité pour les transmissions, et plus tard de l'électronique et de procédés variés touchant toujours aux modes de tractions pour répondre à la souplesse des registrations musicales voire pour le confort de l'organiste. Ces procédés sont mis en œuvre sur orgues neufs ou bien appliqués à des orgues antérieurs transformés en conséquence (5).

La compromission rassemble tout ce qui précède pour avoir accès à l'ensemble du répertoire du xvie au xxe siècle, français et étranger : c'est l'orgue néo-classique mis au point vers 1925. Les rééditions de musiques anciennes après l'ère symphonique constituent l'une des influences à ce mouvement.

Les constructions sont accompagnées de nombreuses transformations d'orgues antérieurs appartenant souvent au patrimoine ancien (xviie - xviiie siècle) qui s'en trouve considérablement appauvri (6).

L'évolution devint dommageable au patrimoine dès les modifications de tons et d'accords, et, plus encore quand la pédale se vit confier la partie de basse davantage que celle de ténor, et quand le récit devint expressif.

La création de l'orgue symphonique fut une erreur en soi puisque l'orgue ne peut imiter l'orchestre. Mais le répertoire musical qui en naquit fut de premier ordre : première dichotomie.

Les innovations sont acceptables dans les constructions dès lors que leur fiabilité est acquise. Elles sont contestables autrement et plus encore imposées à des instruments anciens.

La compromission néo-classique offre la possibilité illusoire d'aborder les cinq siècles de répertoire car le résultat n'est parfait pour aucun d'eux.

En revanche l'orgue néo-classique suscite un élan créateur extraordinaire (musique) et de tout premier ordre : seconde dichotomie pour laquelle le patrimoine paiera un très lourd tribut.


 

3. LE PATRIMOINE français est régit par l'institution des « Beaux-Arts » ayant engendré la législation des « Monuments historiques ».

On distingue quatre périodes relatives à la conservation du patrimoine :

  • absence totale du concept des origines à 1830 ;

  • création de l'Inspection des monuments historiques en 1830 « afin qu'aucun monument d'un mérite incontestable ne périsse à cause d'ignorance ou de précipitation ». En 1837 est créée la Commission Supérieure des Monuments Historiques qui publie une lère liste de classements-repérages pour soixante départements environ. Mais les premiers classements véritables sont publiés en 1887. On compte quatre-mille objets classés en 1905 et trente-cinq mille en 1930. La loi du 31 décembre 1913 régit la protection Monuments Historiques ou I.S.M.H. des monuments (7).

Pour les orgues, seuls les buffets sont concernés. Pour la Champagne ce sont, de 1894 à 1911 : Aire et Novy-Chevrières dans le département des Ardennes ; Sainte Maure, Nogent-sur-Seine et Barberey dans le département de l'Aube ; Damery, Reims, Sacy et Sézanne dans le département de la Marne ; Blécourt dans le département de la Haute-Marne.

En 1926-1927 est fondée l'Association des Amis de l'orgue publiant la revue « L'orgue ». En 1928 Georges Servières publie « La décoration artistique des buffets d'orgues » concernant mille cinq cent à deux-mille meubles antérieurs à 1800 (8).

  • création de la «  Commission des orgues » en 1933 (soit un siècle après l'Inspection des Monuments Historiques ) au service de la Commission Supérieure des Monuments Historiques (Widor, Vierne, Tournemire, Bonnet, Cellier, Pirro, Marchal, Dufourcq). Sa mission : poursuivre le classement des buffets et procéder au classement des tuyauteries anciennes conservées à trente pour cent (I.S.M.H.) ou quarante pour cent et plus (Monuments Historiques). Les autres éléments constitutifs de l'orgue ne sont pas pris en compte a priori (6).

En Champagne, de 1949 à 1965 sont classés : Chaource, Nogent-sur-Seine et Troyes, cathédrale dans le département de l'Aube ; Avenay-Val-d'Or et Vitry-le-François, dans le département de la Marne ; Langres dans le département de la Haute-Marne.

La doctrine élaborée était la suivante :

Deux types d'orgues :

  1. pour les cathédrales (quatre-vingt-dix actuelles et vingt anciennes) faire en sorte que leurs orgues soient aptes à tout jouer ;

  2. pour les paroisses (environ cinq-cent) doctrine identique à celle des orgues de cathédrales, c'est-à-dire adopter un moyen terme stylistique dans un esprit de compromis en évitant «  tout pastiche ». Douze rapporteurs, cinq experts et cinquante correspondants travaillent dans ce sens. Le «  Bulletin des Monuments Historiques » de 1962 fait état de cette doctrine et de ces méthodes 6.


  • Révolution culturelle avec la Charte de Venise (1964) à laquelle la France souscrit (nouvelle politique de conservation et de restauration des Monuments Historiques et des Sites), la fondation de la revue Renaissance de l'orgue (Pierre Hardouin, 1968), le Manifeste (9) d'Alain Lequeux (1967), Orgues historiques (disques, 1968, après l'orgue du Petit Andely, 1962), L'art sacré (revue de juin 1967 ayant pour thème «  Diabolus in musica » où sont évoqués les orgues historiques en péril ou les scandales des restaurations, les orgues de Troyes, Bordeaux, Paris (Saint Gervais) déclanchant l'arrêt des travaux de restauration de ce dernier (10). En réponse à cette campagne est publiée à Rambervillers (1968) : l'état des questions, la vérité (sur) L'orgue en France, construction, restauration, relevage (Norbert Dufourcq, Marcel Dupré, Félix Raugel, Alexandre Cellier, André Marchal, Maurice Duruflé, Gaston Litaize, Rolande Falcinelli, Marie-Claire Alain, Georges Danion, Joseph Beuchet-Debierre, Jean Krug-Basse, Edmond Costa, Louis Préchac, Georges Auric, Philippe Debat).

De ce bouillonnement vint la Réforme de la cinquième section de la Commission Supérieure des Monuments Historiques (Orgues) pour changer de doctrine de restauration en prenant en compte tous les éléments constitutifs de l'orgue historique et s'orienter vers une reconstitution rigoureuse cas par cas, en dépit des habitudes des ateliers, de l'incompréhension des organistes et des pressions des affectataires.

Pendant ce temps l'enseignement néo-classique se poursuivait dans les conservatoires à quelques exceptions près (Xavier Darasse à Toulouse). En 1975 est fondée l'Association Aristide Cavaillé-Coll avec sa revue « La flûte harmonique » militant en faveur de ce type de facture.

En 1980 est célébré le cent-cinquantième anniversaire des Monuments Historiques et l'Année du Patrimoine. Le « Bulletin des Monuments Historiques » de 1986 est consacré aux orgues et met en valeur les nouvelles visions et réalisations dans un esprit de fidélité aux origines (11).

Au xxie siecle, on compte quatre statuts possibles pour les orgues :

  • Orgue neuf, résultat d'une création organale et architecturale libre ; elle est seulement contrainte par l'édifice.

  • Orgue existant non protégé, ni susceptible de l'être, quant au buffet et à la partie instrumentale. Sa conservation est libre a priori.

  • Orgue dont la partie instrumentale est I.S.M.H. Conservation et restauration sous contrôle de l'État en alliant fidélité et souplesse modérée en cas de rénovation.

  • Orgue dont la partie instrument est Monuments Historiques. Conservation rigoureuse visant à une reconstitution historique dans tous ses paramètres, sinon de l'état premier, du moins du plus ancien connu, homogène et accessible

 

4. LES HOMMES liés au sort des orgues sont au nombre de quatre :

  • le facteur d'orgues, constructeur ou restaurateur ;

  • l'organiste compositeur, interprète et accompagnateur doublé souvent d'un enseignant ;

  • le propriétaire qui fut l'Eglise jusqu'en 1905. Depuis c'est soit l'État (cathédrales), la Commune (paroisses) ou le privé.

  • l'affectataire est l'utilisateur pour le culte et, secondairement, pour l'action culturelle.

Ces considérations exposées, le respect de l'orgue et de son histoire s'imposent. En revanche l'aspect patrimonial et le rôle des intervenants exposent le sort de l'instrument à des dangers divers du fait des appréciations divergentes à propos de la primauté accordée à tel argument plutôt qu'à un autre.

D'une manière générale la conservation d'un objet d'art exclusivement-décoratif ne provoque aucune gêne (tableau, sculpture). Celle d'une architecture, parce qu'utilitaire, est déjà plus délicate car son locataire doit respecter ses dispositions originelles même si elles ne lui conviennent pas.

Le respect d'une œuvre musicale (orchestre, époque des instruments, effectif, diapason, tempi, &c.) est considérée différemment de Jean-Claude Malgoire à Herbert von Karajan.

Il en est de même en chorégraphie, en théâtre et en orgue !

À cet égard les contradictions apparaissent en raison de l'aspect utilitaire de l'orgue et de la variété de son répertoire. Les difficultés qui en résultent concernent tous les intervenants cités plus haut.

Le facteur d'orgues.

À l'identique des autres arts il faut distinguer le créateur du restaurateur car les talents authentiques ne sont pas souvent polyvalents.

Le restaurateur doit faire preuve de parfaite adaptation d'un style à l'autre. Peut-être même doit-il se spécialiser dans un seul style. Le maître et ses disciples doivent faire preuve d'unité dans la pensée et dans l'action.

À priori il n'y a pas de conflit à redouter avec d'authentiques artisans d'art en période d'économie florissante (12).

L'organiste.

Il faut, ici encore, distinguer le compositeur de l'interprète. Puisque le premier innove (Jehan Alain) il désire un instrument de conception récente voire même un type d'orgue à créer (Jean Guillou).

L'interprète reçoit une formation généraliste d'où son ambition à servir tout le répertoire (à moins qu'il fasse son choix). Il lui faut donc un orgue néo-classique (André Marchal). S'il se spécialise dans un style particulier, il doit choisir les instruments contemporains de cette littérature (Michel Chapuis, Francis Chapelet). Et s'il prétend à une tribune il doit avoir l'honnêteté de n'accepter que celle qui correspond à ses goûts (Luc Antonini à Avignon, Jean-Albert Villard à Poitiers, Daniel Roth à Saint Sulpice de Paris) et non pas un orgue pour le prestige de sa carte de visite.

Ajoutons que l'enseignement doit, aujourd'hui davantage qu'hier, prendre en compte l'alliance stylistique musique-instrument au moyen de déplacements formateurs (13).

La contradiction majeure tient, pour l'organiste, à l'inadéquation stylistique pouvant survenir entre la musique qu'il préfère et l'instrument dont il dispose. Mais en matière de patrimoine instrumental ce n'est pas la musique qui doit être déterminante.

Le propriétaire.

L'État est légalement responsable du patrimoine national (entité culturelle) puisqu'il est le législateur de la conservation des Monuments Historiques qu'il reconnaît par Arrêté de classement. La conservation, la restauration dont il a l'initiative et la maintenance lui incombent (orgues de cathédrales).

Les Communes ou personnes privées ont les mêmes responsabilités que l'État pour ce qui les concerne depuis les lois sur la décentralisation. La déontologie est identique à celle de l'État (14).

Dans tous les cas il convient de toujours agir, non pour plaire à un organiste qui passe, mais en faveur du patrimoine qui lui est confié.

L'affectataire.

Il est le bénéficiaire de tous les intervenants précédents auxquels il doit faire confiance en raison de leurs compétences respectives (15).


Ceci exposé, que répondre à la question initiale ?

Issu des transformations, le reliquat du patrimoine organistique classé Monuments Historiques restant à restaurer s'est considérablement réduit depuis quatre-vingt ans. Cette situation ne rend que plus urgente la politique de rigueur qui doit présider aux reconstitutions futures.

Aujourd'hui, plus que jamais, il faut considérer avec une extrême attention l'importance artistique d'un orgue parce qu'il a valeur de témoin d'un style généralement rare et plus encore d'une production personnalisée réduite à l'extrême.

De la même manière il faut admettre une fois pour toutes qu'une œuvre d'orgue n'est jamais plus belle ni plus vraie que chantée par un orgue de son temps et de son style.

Cet idéal artistique doit être poursuivi avec la plus grande énergie. S'il est unanimement compris et partagé, ce qui subsiste du patrimoine organistique français sera sauvé et participera à la renommée culturelle française si souvent vantée à l'étranger et dont la France s'enorgueillit.

Il n'y a donc point d'autres contradictions que celles venant des hommes.

Mais au-delà de toute rationalité il y a l'émotion de la rencontre avec la vérité. Celui qui ne l'a pas éprouvée au contact d'un orgue historique authentique, celui qui n'a pas été touché au plus profond de lui-même en y faisant chanter la musique écrite pour cet instrument, celui-là ne pourra jamais comprendre l'essentiel de la démarche conservatoire qui touche à l'indicible (16).




Troyes, juin 2010.





 

Notes


1 Marc Honegger : Science de la musique - art. « Orgue » par Pierre Hardouin. Éditions Bordas, Paris, 1976, Tome II.

2 Norbert Dufourcq : Esquisse d'une histoire de l'orgue en France du xiiie au xviiie siècle. Éditions Larousse, Paris, 1935.

3 Jean-Marie Meignien : Nicolas-Antoine Lété contribue à la naissance de l'orgue romantique. Éditions « Orgues historiques » no 5, disque Nantua, 1976.

4 Alexandre Cellier : L'orgue moderne. Édition Librairie Delagrave, Paris, 1/1913.

5 Georges Laing Miller : Révolution récente dans la facture d'orgue. Édition de Lille, 1914.
Charles Mutin : L'orgue (Encyclopédie de la musique, deuxième partie, tome II.) Édition de Paris, 1926.
Alexandre Cellier et Henri Bachelin : L'orgue. Édition de Paris, 1933.

6 (a, b, c) Norbert Dufourcq : Le service des Monuments historiques et les orgues de France. Méthode et doctrine (Bulletin trimestriel des Monuments Historiques, numéro 2-3) Édition de Paris, 1962, pages 51-56 et passim.

7 Journal officiel de la République française : Protection du patrimoine historique et esthétique de la France, numéro 1345. Édition de Paris, 1973.

8 Georges Servières : La décoration artistique des buffets d'orgues. Édition de Paris-Bruxelles, 1928.

9 La première partie du document polycopié et daté du 12 avril 1967 plaide pour la sauvegarde des instruments historiques en France.

10 Pierre-Paul Lacas : Orgues historiques en péril ou le scandale des restaurations (Bordeaux, Le Petit-Andely, Troyes) in « L'art Sacré », revue mensuelle n° 9-10, sous la direction des RR. PP. Capellades et Cocagnac, o.p. Édition de Paris, 1967.

11 Jean-Christophe Tosi : Esthétique de la restauration des orgues anciennes.
Jean-Marie Meignien : Reconstitution d'un orgue à Chambly (Oise).
(Bulletin des Monuments Historiques numéro 146), Paris, 1986.

12 Cf. la revue « Les facteurs d'orgues français » à partir de l'automne 1980.

13 Cf. « Guide pratique de l'orgue et de l'organiste ». Préface de Michel Chapuis. Édition du Centre National d'Action Musicale, Paris, 1987.

14 Odon Vallet : Votre commune et l'Église : aspects pratiques, juridiques, financiers, immobiliers. Édition du Moniteur, Paris, 1978.

15 A. Hanin : La législation ecclésiastique en matière de musique religieuse. Édition de Paris, 1933. cf Constitution « Sacrosanctum concilium », chapitre VI (Concile œcuménique Vatican II). Édition de Paris, 1967.

16 Étienne Gilson : Introduction aux arts du beau. Édition J. Vrin, Paris, 1963.