Étude de la tuyauterie
d'Aristide C
AVAILLÉ COLL

Laurent PLET

Facteur d'orgues

English version




 

Présentation

Je voudrais tout d'abord remercier l'Association pour la Sauvegarde de Bâtiments et de Sites qui me fait l'honneur de me demander une conférence sur la tuyauterie et les tailles utilisées par Aristide Cavaillé Coll. C'est un vaste sujet abordé en partie par un certain nombre d'ouvrages et d'articles, mais jamais encore traité de façon complète dans un même écrit. Monsieur Pierre Chéron, que vous connaissez déjà et qui est intervenu ici-même, il y a quelques années sur l'harmonisation chez Cavaillé Coll, m'a assuré posséder la matière pour une étude très complète du sujet mais attend de trouver un éditeur français.

Installé depuis dix ans dans votre région Champagne-Ardenne, j'ai eu la chance de me voir confier la restauration par les Monuments Historiques de quatre instruments d'Aristide Cavaillé Coll.

Si vous me permettez. je vous les présente brièvement par ordre chronologique de construction.

Actuellement, entre autres chantiers, nous restaurons en atelier l'orgue de la chapelle de l'hôtel de Région qui est un Mutin 1902, encore très proche de la construction d'Aristide Cavaillé Coll.

Ces restaurations m'ont permis de connaître un peu cette facture extraordinaire de stabilité et d'efficacité et c'est cette expérience que je vais essayer de partager avec vous.


 

Les compositions

Vous connaissez tous l'existence du catalogue d'Aristide Cavaillé Coll proposant à ses contemporains toute une gamme d'instrument, du plus petit au plus grand, en quelque sorte l'orgue « prêt à jouer » ou « clés en main » de l'époque. Aristide Cavaillé Coll n'était d'ailleurs pas le seul à utiliser cette technique, puisque même un facteur régional comme Dejardin de Reims avait recours au même procédé de promotion. On était au milieu du xixe siècle, en plein éveil religieux et la demande était très forte ! Heureux temps... pour les facteurs d'orgues.

La lecture de ce catalogue donne l'impression d'une facture figée, d'une production industrielle, d'orgues de série, sans personnalité. Cavaillé Coll leur donne même des numéros de 1 à 22, le dernier correspondant à un instrument de vingt jeux sans pédale - indépendante (quatre jeux en emprunt du Grand Orgue). Pour les plus grands il parle d'orgue de vingt-quatre jeux ou orgue de trente jeux.

Certes, la pratique nous fait découvrir des pièces quasi industrielles, ce qui rend parfois le travail du restaurateur difficile car forcément artisanal.

Mais, il y a aussi une adaptation de ces ensembles tout prêts, soufflerie et sommiers aux caractéristiques de l'instrument, notamment à celles des buffets. Par exemple, le sommier de Récit très classique chez Cavaillé Coll, comprend huit jeux, soit dans l'ordre des chapes :

  1. Flûte traversière de 8',
  2. Flûte octaviante de 4',
  3. Viole de Gambe de 8',
  4. Octavin de 2',
  5. Voix Céleste de 8',
  6. Trompette de 8',
  7. Basson-Hautbois de 8',
  8. Voix Humaine de 8'.

Mais à MARLE, il lui a rajouté une chape supplémentaire pour alimenter un diapason, en façade, tout en conservant la même disposition des layes et des tirages mécaniques.

Quelles que soient les compositions proposées dans ce catalogue, nous retrouvons les grands ensembles de fonds et d'anches, les masses sonores plus ou moins importantes si appréciées à l'époque.

Mais l'abondance des jeux de huit pieds n'est pas du tout signe de pauvreté musicale ni synonyme d'ennui pour l'auditeur. Au contraire, il y a une grande richesse harmonique dans ces mélanges d'unissons qui découle naturellement de la diversité et de l'équilibre des tailles choisies.


 

Les tailles

Le désir de rationalisation et de simplification aurait pu conduire Cavaillé Coll à certains excès dans le choix des tailles. Des facteurs contemporains ont utilisé des tailles uniques, basées sur la progression 48Racine 48ème de8 entre demi-tons, quelque soit l'instrument et le volume à remplir. Jamais Cavaillé Coll n'a ainsi simplifié son travail. Au contraire, il a établi rapidement des règles de progression différentes suivant les jeux. Mais permettez-moi d'abord de vous rappeler qu'on appelle progression le rapport entre les diamètres intérieurs de deux notes.

Comment le facteur d'orgues établit-il ses progressions ?

Dom Bedos décrit bien ce que faisaient les anciens ; sur un graphique composé en abscisse des longueurs théoriques des tuyaux, en ordonnée de leurs diamètres, il place les développés des premières et dernières notes et trace une droite reliant ces deux points. On peut ainsi trouver facilement les diamètres de tous les tuyaux d'un jeu.

À l'époque de Cavaillé Coll, en plein scientisme, ce procédé laisse place au calcul mathématique ; on part alors du rapport entre le premier et le cinquième DO. Par exemple, dans les Montres diapason A, B ou C, il choisit d'avoir le DO du 8 pieds six fois plus gros que le DO du 1/2 pied. On obtient donc le 5ème DO en divisant C1 par 6. On peut obtenir C3 en divisant C1 par la racine carré de 6. Ou bien pour les demi-tons obtenir C#1 en divisant C1 par racine 48ème de 6.

Cavaillé Coll établit ainsi le diapason A de Montre, pour trouver le diapason B, il décale sa série d'une tierce mineure, le diamètre du RÉ#1 du diapason A donne le diamètre du C1 du diapason B, et celui du FA#1 du diapason A donne le C1 du diapason C, toujours pour la Montre 8'.

Il utilise la même méthode pour tous les jeux mais avec des progressions différentes.

D'après Veerkamp1 :

Racine de6   pour les Montres, Salicionals, Gambes, Quintatons ;
Racine de5 pour les Bourdons ;
Racine de4 pour les basses de Flûtes Harmoniques ;
Racine de3 pour les tuyaux harmoniques ;
Racine de22/3 pour les Bassons et
Racine de2 pour les Trompettes.

Il choisit ainsi au moins six diapasons de Montre, cinq de Prestant, sept de Flûte Harmonique, dix de Gambe, vingt-et-un de Basson. Mais il utilise aussi de temps en temps le même diapason pour plusieurs jeux, par exemple le Prestant D sert de Dulciane D (à l'octave du 4 pieds) et de Gambe no 10 en 8 pieds.

Je ne vais pas vous assommer de chiffres, mais vous pouvez retrouver ces diapasons sur un article que je tiens à votre disposition et qui devrait paraître dans le prochain numéro de la revue des Facteurs d'Orgues Français à laquelle vous êtes, je l'espère, tous abonnés. Les tailles indiquées dans cet article sont issues de documents personnels corrigés et complétés par mes relevés et ceux de Monsieur Renaud, dont nous apprécions tous le travail ce week-end.

L'étude de ces diapasons corrige légèrement les affirmations de Veerkamp1 dont je viens de vous parler. En effet, il semble que Cavaillé Coll ait choisi les progressions suivantes :

Racine de8   pour les Montres 1, 2, 3 et le Salicional 3.
Racine de7.5 pour les Salicionals 4, 5 et 6.
Racine de7 pour les Prestants A, B, C, les Gambes 7, 8 et 9.
Racine de6.5 pour les Prestants D, E, Dulcianes D, E, F
et les Gambes 10, 11, 12.
Racine de6 pour les Montres A, B, C, Doublettes A, B, C, Quintatons D, E, F et Dulciane C.
Racine de5 pour les Bourdons.

Pour les flûtes et les anches, nous retrouvons bien ce que dit Veerkamp1, mais Cavaillé Coll différencie légèrement les progressions des Bassons :

Racine de3   pour la série G1 à G5.
Racine de22/3 pour la série H1 à H6.
Racine de21/3 pour la série K1 à K10.

Tous ces chiffres pour vous prouver que les quelques écrits que l'on possède sur la facture de Cavaillé Coll ne doivent pas toujours être présentés comme référence obligée et absolue.

Si on reporte ces tailles sur un graphique logarithmique, nous obtenons évidemment une droite parfaite, mais sur le même graphique que Dom Bedos, avec des longueurs de tuyaux en abscisse, nous voyons bien que les tailles sont gonflées dans le médium, ce qui permet de renforcer une partie du clavier qui n'est plus enrichi comme autrefois par les mutations.

Il semblerait que Cavaillé Coll ait arrêté très tôt les diapasons de certains jeux même si ceux-ci ne sont pas explicitement gravés sur les premiers DO. En effet, Pierre Chéron m'a dit avoir mesuré deux Flûtes Harmoniques identiques, une datant de 1837, l'autre de 1890.


 

Largeurs de bouches

Les largeurs de bouches sont toujours au 1/4 du développé en théorie. En pratique, ces largeurs varient de 1/3.8 à 1/4.3 des circonférences. Les Violes de Gambe ayant souvent les bouches les plus étroites.


 

Hauteurs de bouches

Les hauteurs de bouches correspondent à des gabarits établis par Cavaillé Coll, que vous pouvez retrouver à la page 137 du livre de Pierre Veerkamp1. Mais ceci est la théorie, en pratique, chaque harmoniste avait ses propres règles de hauteurs comme me le confirmait récemment Pierre Chéron.

L'étude des tailles de l'orgue de LONG, qui est un produit pur, neuf, permet de constater que les principaux et les Violes de Gambe sont égueulés sensiblement suivant la règle de Veerkamp1, sauf les façades légèrement plus basses (toujours une tierce mineure selon Pierre Chéron) ; que les Bourdons et les Flûtes sont égueulées plus haut, alors que la Flûte Octaviante et la Voix Céleste ont des bouche plus basses.

Les parties harmoniques des Flûtes Harmoniques, Flûte Octaviante et Octavin ont bien sûr des hauteurs de bouche correspondant à la longueur du corps et non à la note émise.


 

Entailles de timbre

Les entailles de timbre sont généralement à un diamètre du haut du tuyau et leur largeur varie du 1/3 au 1/5 du diamètre pour une longueur théorique de deux fois la largeur. (Veerkamp1 page 133).

Je n'ai malheureusement pas toujours mesuré ces entailles, mais les mesures effectuées m'ont donné des entailles au 1/4 dans l'orgue de GIVET d'harmonie volontairement calme alors qu'à LONG elles sont bien au 1/3 du diamètre, donnant au tuyau le mordant nécessaire à la taille de l'édifice.


 

Construction

Cavaillé Coll dans ses constructions, a toujours cherché à maintenir une qualité tout en simplifiant ou organisant la tache de ses ouvriers. Les tailles des tuyaux de bois ne changent que ton par ton et les quatre planches de chaque tuyau sont identiques. On débite donc huit planches de même largeur pour deux tuyaux successifs. Mais ses recherches et essais lui faisaient varier la pente des lèvres supérieures, la forme des noyaux ou la direction des lumières.

Les tuyaux de bois eux peuvent être parfaits, (LONG et GIVET) ou réalisés avec des bois médiocres comme à SAINT DIZIER. Les contraintes économiques n'étaient certainement pas étrangères à ces défauts et il est toujours bon quel que soit le facteur ou l'époque de considérer une réalisation en fonction de son coût.

Les qualités de fabrication des tuyaux en métal sont toujours exceptionnelles, qu'ils sortent de chez Cavaillé Coll lui-même ou d'un tuyautier indépendant comme Zimmermann, Rolin ou Mazure. Les alliages utilisés sont souvent du quarante pour cent et soixante-douze pour cent d'étain, probablement aussi du cinquante pour cent mais rabotés. Je ne sais quand exactement Cavaillé Coll a utilisé pour la première fois du spotted non raboté mais tout le Récit de MARLE (construit en 1891) est ainsi alors que d'autres tuyaux du même orgue sont bien en étain.


 

Adaptation de tuyauterie ancienne

Pour diminuer le prix de revient de ses instruments Cavaillé Coll conservait parfois le matériel de ses prédécesseurs, avec ou sans modifications, pour autant que la qualité corresponde à ses propres critères.

Ainsi, à MARLE, tout le Grand Orgue de Daublaine a-t-il été conservé, alors que le travail de Zeiger, datant de dix-huit ans seulement, n'a pu trouver grâce aux yeux du Maître ! Pour des raisons certainement économiques aussi, toute la tuyauterie de bois a été transformée dans cet orgue plutôt que remplacée comme prévu au devis.

L'étude des devis est extrêmement précieuse pour le restaurateur, mais là aussi, il faut se garder de considérer ces documents comme références obligées. La réalité est parfois différente des prévisions.

Lorsque Cavaillé Coll réutilisait un fond de tuyauterie ancien, il pouvait laisser un jeu tel qu'il était, sans chercher à le faire correspondre à ses tailles, comme dans la plupart des jeux du Grand Orgue et du Positif de SAINT DIZIER. Il respectait ainsi le choix d'un prédécesseur qui lui convenait mais il pouvait aussi rajouter jusqu'à quatre ou cinq tuyaux de tailles identiques pour se rapprocher de son idéal comme à MARLE pour les Montres et Prestant du Grand Orgue où nous trouvons entre a#2 et c#3 cinq tuyaux de cinquante-quatre millimètres de diamètre.

Dans tous les cas il est évident qu'il tenait compte des restes existants ou même de l'édifice et il est alors impossible d'exiger de tous les Cavaillé Coll qu'ils sonnent de la même façon. Chaque instrument conserve ses propres particularités et même souvent quelques anomalies. Ainsi, j'ai trouvé à GIVET un instrument qui a certainement servi de terrain d'expérience.


 

Anomalies

Nous trouvons dans cet orgue des jeux harmoniques avec des entailles de timbre, or, même Veerkamp1 dit qu'ils doivent être coupés au ton. Mais l'absence de Bourdon 8' exige de ces tuyaux un double rôle de soliste et d'accompagnement qui explique certaines particularités de timbre.

Dans le même orgue, nous avons un plein jeu de deux à quatre rangs qui aurait du avoir la composition suivante, prévue logiquement au programme de la restauration et déjà légèrement différente des habitudes de Cavaillé Coll.

C12'2'2/3  
C22'2'2/34' 
C32'2'2/34'5'1/3

Le faux-sommier d'origine était même percé pour cette composition.

Mais lors de la fabrication d'un tuyau, le tuyautiez écrit le nom de la note sur le pied et le corps, et, s'il a huit tuyaux identiques à fabriquer (DO 1/2' par exemple), il les marquera C, C1, C2, jusqu'à C7, aussi en étudiant ces marques, on peut vérifier la composition d'un plein jeu très précisément.

C'est ainsi que j'ai prouvé que ce plein jeu avait été fabriqué pour cinquante-six notes (l'orgue n'en a que cinquante-quatre) suivant une composition suffisamment extraordinaire pour qu'elle soit déclarée comme non originelle par la Commission Supérieure.

Voici cette composition :

C11'1'1/3       
C21'1'1/32'      
C3 1'1/32' 2'2/3    
C4    2'2/3 4'5'1/38' 
C5     4'5'1/38'10'2/3

C'est-à-dire avec une coupure énorme au C4 faisant intervenir trois rangs graves et finir le plein jeu sur une résultante de 32' dans un petit orgue de douze jeux.

Cette composition ne peut-être qu'un essai de Cavaillé Coll, essai très éloigné de ses compositions classiques mais certainement pas unique. Tous les tuyaux objets des recherches ou des expériences de Cavaillé Coll étaient certainement utilisés dans des petits instruments pour des raisons économiques évidentes.

Il ne faut donc absolument pas aborder un orgue de Cavaillé Coll de dix, vingt ou trente jeux en pensant retrouver les sonorités célèbres de Saint-Denis ou Saint-Sulpice de PARIS ou Saint-Sernin de TOULOUSE etc...

Même issus en partie d'un catalogue, même fabriqués partiellement en avance sur la commande, les orgues de Cavaillé Coll ne sont pas des orgues de série mais des individus qu'il faut apprendre à connaître, comme chez la plupart des autres facteurs d'orgues, et c'est bien là le premier devoir du restaurateur.



  Laurent Plet,
facteur d'orgues.





Notes :


(1) : Pierre Veerkamp, L'orgue à tuyaux, La flûte harmonique, Publication de l'Association A. Cavaillé Coll.