Est-il souhaitable d'améliorer
un orgue Monument Historique ?

Article paru dans la Revue des facteurs d'orgues francais
numéro 26 -   Printemps 2005

Laurent PLET

Facteur d'orgues




Une réflexion de principe :

Nous sommes souvent confrontés à un dilemme entre la fidélité à l'œuvre du créateur et la tentation de l'amélioration que l'on pense pouvoir y apporter. L'argument le plus souvent employé est celui selon lequel, si l'auteur avait pu connaître ce que nous connaissons maintenant de son œuvre, ou s'il avait pu disposer des moyens techniques qui sont apparus après la livraison de son orgue, il aurait certainement agi différemment et appliqué cette nouvelle méthode, amélioration etc...

L'inconvénient de ce type de raisonnement est au moins double :

Il permet d'imaginer que l'œuvre historique peut être améliorée, or cette notion de « mieux » est trop personnelle, liée à notre propre évolution, notre formation, notre culture.

Il ouvre la porte à la notion de perfection ou de qualité de l'œuvre historique alors que la première qualité d'un orgue classé est son homogénéité ou son authenticité quel que soit son style. Tel facteur historiquement reconnu (Cavaillé-Coll, Clicquot ou autres) ne risquera pas trop d'être « amélioré » mais tel « petit facteur » (et le xixe en a compté beaucoup) verra son œuvre perfectionnée sans remords à chaque intervention ou « restauration ». Que restera-t-il de l'immense diversité de notre art après deux ou trois siècles et les inévitables travaux subis ?

Nos descendants du xxiie siècle auront-ils plus de témoins authentiques de l'évolution formidable de la facture d'orgues au milieu du xixe que nous n'en avons aujourd'hui de l'orgue du xviie ?.

C'est là une de nos responsabilités de restaurateurs !

Je pense personnellement qu'il devrait être interdit d'apporter quelque amélioration que ce soit dans les cas de restauration suivants :

A. - La conservation de type muséologique.

Instrument très précieux, quel que soit son état de conservation, devant absolument être transmis aux générations futures sans aucune modification. Cet instrument fera l'objet de mesures conservatoires et d'études précises permettant éventuellement d'en effectuer une copie si on veut avoir une idée de ses possibilités musicales.

Le but des travaux est uniquement la conservation sans recherche de fonctionnalité.

B. - La restauration historique

Instrument ayant connu une ou plusieurs époques stylistiques dont la qualité de conservation des éléments permet un retour à un état organologiquement et musicalement cohérent.

Le but de la restauration est de revenir intégralement à un état ayant existé dans le passé, sans aucune modification par rapport à cet état.

Ces définitions font référence à un essai de classification des travaux de restauration d'orgues que vous trouverez dans cette même revue. On sait qu'il y a actuellement environ 10% des orgues français qui jouissent d'une protection comme Monuments Historiques (classement ou inscription à l'Inventaire Supplémentaire). Les instruments français susceptibles de répondre à cette classe A ne doivent guère être plus d'une dizaine, et j'estime que la moitié des instruments protégés, soit environ 5% des orgues français sont encore dans un état de conservation leur permettant une restauration historique (classe B).

Cette interdiction de toute amélioration ne concerne donc que très peu d'instruments mais je la crois importante pour notre devoir de mémoire.


À propos du rôle musical de l'orgue historique

Cependant la restauration historique doit permettre de rendre un instrument jouable, utilisable dans son rôle liturgique pour lequel il a été créé, éventuellement dans le rôle concertiste qui lui échoit maintenant systématiquement. Encore est-il souhaitable que l'on impose pas à l'instrument un répertoire pour lequel il n'a pas été conçu.

Il ne peut donc y avoir de tentative de correction ou d'amélioration du restaurateur que dans le cas d'un défaut qui rendrait l'instrument inutilisable en tout ou partie.

La lecture attentive du dernier numéro de notre Revue des facteurs d'orgues français, m'a donné l'occasion de réfléchir à cette notion d'amélioration d'orgues historiques et je me suis remémoré les différentes situations rencontrées au cours de ma courte carrière de facteur d'orgues restaurateur (en principe non encore achevée). Je me permets donc de donner ici quelques exemples de défauts rencontrés durant les différentes restaurations que j'ai pu mener à bien depuis la création de mon entreprise en 1983.


Exemples d'améliorations admissibles sur des orgues non classés

1) Instrument construit par Déjardin à Villers Allerand (51) en 1852, restauré en 1988. Toutes les traces et vestiges de cet orgue nous prouvaient que l'unique clavier était très court (comme un clavier d'harmonium) et que les touches appuyaient directement sur les soupapes par l'intermédiaire d'un pilotin fileté situé à l'aplomb des dièses. Il n'y avait donc aucune démultiplication de l'effort et le toucher était si dur qu'il était vraiment injouable. Sans faire disparaître aucune trace ni preuve, nous avons donc fabriqué un clavier plus long, placé en saillie par rapport à la console et avec une démultiplication normale. Cet orgue est toujours à l'heure actuelle, le seul témoin en bon état de fonctionnement de l'art de ce facteur rémois du milieu xixe siècle.

2) Instrument construit par A. Chaxel en 1824 à La-Croix-aux-Mines (88), restauré en 1993.

Nous nous trouvions devant un orgue en ruine, œuvre presque unique d'un petit facteur vosgien. Beaucoup d'éléments paraissaient hors normes ou atypiques. Je ne détaillerai pas l'ensemble de la restauration mais nous avons d'abord été obligés de reconstituer tout l'instrument tel qu'il avait été construit. Puis, nous avons, un à un, corrigé tous les défauts qui, à l'époque de sa construction, avaient entraîné une mise hors service très rapide (13 ans). Nous n'avons modifié que les défauts rendant l'orgue injouable :

Les aplombs n'ont été que partiellement repris dans la mécanique des notes.

Les sections et les rapports de tirage ont été modifiés dans la mécanique des jeux.

Les sommiers nous ont donné plus de mal. Il n'en restait que la laye et la grille avec une double table (flipots dans le sens des barrages, plus une table, collée par-dessus, dans le sens des registres). Dans un premier temps, nous avons reconstitué les chapes et les règles, avec tous les faux-équerrages existants, et restauré les parties anciennes avec trois réencollages à la colle de peau. Malgré tous nos efforts, il n'a pas été possible d'éliminer les sources d'emprunts entre les deux tables à fil croisé ; aussi, nous avons dû reconstituer une nouvelle grille, avec une seule table, en recréant tous les faux-équerrages copiés sur les chapes ! La laye ancienne est toujours à sa place, avec ses soupapes très particulières, plates et très larges.

Les tuyaux de façades, en métal très fin et très mal soudé, aplatis sur un coin de tribune, avaient été déclarés généralement irrécupérables par mes collègues. Les biseaux de plomb étaient extraordinairement fin (environ 2 mm d'épaisseur pour les tuyaux de 8 pieds). Nous les avons tous dessoudés pour permettre la remise en forme des corps et des pieds, et nous avons renforcé les plus fragiles par des cordons de soudure. Ils sont tous en place et, en douze ans, je crois n'avoir qu'une fois été obligé de soulever un tuyaux pour remonter un peu un biseau affaissé.

Cet orgue très intéressant est devenu un élément important du patrimoine organistique vosgien.

3) Instrument construit par Beaucourt et Voegeli en 1854, pour le temple de Saint-Hippolyte-du-Fort (30). Cet orgue avait du être repris environ douze ans après sa livraison, nous avons donc cherché les raisons de ce peu de fiabilité et avons supposé que les désordres mécaniques devaient provenir de la ceinture du buffet. En cette période charnière où les buffets passent de leur rôle de « porteur » à un rôle de décor (avec une charpente indépendante pour soutenir l'instrument). Beaucourt avait fait le choix de conserver le rôle porteur à son buffet, tout en ayant des sections de bois plus conformes à un rôle de décor. La résistance étant alors donnée par la largeur des planches. Ainsi, la ceinture de cet orgue, soutenant les sommiers et toute la mécanique, est composée d'une simple planche sur champ de 500 mm de large par 30 mm d'épaisseur. Nous avons donc simplement suspendu une barre d'équerres sur chaque trajet mécanique pour compenser les inévitables mouvements de la structure et cet orgue fonctionne correctement depuis.

Dans chacun de ces intruments, (comme dans tous les orgues), nous avons été confrontés à beaucoup d'autres variétés de facture, de tracés mécaniques, de tailles, de principes d'harmonie qui constitueraient des anomalies, des malfaçons, voire des défauts à corriger absolument pour rendre à nos clients un instrument de qualité irréprochable.


Corrections très ponctuelles admissibles dans les orgues classés

Il est à noter que les trois instruments cités plus haut ne sont pas classés comme Monuments Historiques. Seul l'orgue de La-Croix-Aux-Mines est inscrit à l'Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques, les deux autres mériteraient tout à fait cette protection, mais ne l'ont pas encore. En vingt deux ans de restauration, je n'ai jamais rencontré un orgue classé Monuments Historiques qui présente un défaut de fonctionnement si important qu'il nécessite une amélioration ou transformation. Il est probable que les instruments anciens présentant ce type de défauts (et il y en a...) n'arrivent pas à susciter suffisamment d'intéret pour obtenir leur protection au titre des Monuments Historiques.

Bien sûr, il se peut que nous trouvions un détail qui fonctionne mal et que nous apportions une solution. Je pense par exemple :

Il s'agit là d'exemples d'interventions ponctuelles pour remédier à un défaut entraînant le mauvais fonctionnement d'une pièce d'origine, mais il ne faut certainement pas aller plus loin dans les corrections, et toujours laisser dans l'instrument les traces qui permettront à nos successeurs de comprendre quel était le problème rencontré et d'effacer éventuellement notre intervention.


Les risques du métier de restaurateur

Il est vrai que le fait de défendre l'œuvre originale avec ses éventuelles imperfections présentent des risques non négligeables pour le facteur d'orgues restaurateur. Je vais prendre deux autres exemples dans la production du plus célèbre des facteurs français Aristide Cavaillé-Coll, connu pour l'excellence du savoir-faire de son entreprise.

1 - L'orgue de l'église Saint Jean-Baptiste de Long (80) construit en 1877 et que nous avons restauré en 1989, présente depuis sa construction une faiblesse dans l'alimentation, ce qui est plutôt rare chez Cavaillé-Coll. En fait, la taille de la soufflerie sur trois niveaux est trop juste par rapport à la consommation effective de l'instrument, au point que très rapidement, il a été nécessaire de placer sur la console un cadran à aiguille qui indique à l'organiste le niveau de remplissage des réservoirs et l'autonomie de vent encore disponible. Lors de la restauration, qui n'était en fait qu'un gros relevage, avec démontage complet de la mécanique et des postages mais maintien en place des sommiers, boîte expressive, circuit d'alimentation et buffet, nous avons conservé le ventilateur Meidinger posé dans les années 1960. En effet, nous avons constaté et prouvé qu'il fournissait déjà plus de vent que ne pouvait le faire deux jeunes souffleurs dans la force de l'âge (nous !) avec les pompes d'origine. Il suffisait donc que l'organiste ne surcharge pas sa registration et surveille son indicateur de réserve d'air et tout se passait bien. Mais c'est là une contrainte à laquelle nous ne sommes plus habitués, et il ne s'est pas passé trois années avant qu'un organiste de passage, fort mécontent de cette limite et persuadé que le restaurateur n'avait pas su régler l'alimentation, ne réussisse à forcer les panneaux du soubassement et pénétrer dans l'instrument. Là, fort de sa science, il modifia le réglage de la boîte à rideau et les soufflets ne furent plus arrêtés dans leur course ascendante que par la tension des aisnes de peau.

L'orgue fonctionna donc en surpression jusqu'à ce qu'un des fonds antisecousses (tous d'origine) ne se déchirent sous cette sollicitation extrême. L'orgue ne pouvant plus fonctionner, nous fumes appelés en dépannage, et constatâmes les dégâts. Un devis de réparation fut envoyé à la DRAC immédiatement, soulevant l'urgence du problème rencontré et ses causes, j'attends toujours la réponse...douze ans après.

Il est bien évident que je ne pouvais laisser injouable un orgue récemment restauré par mon entreprise, j'ai donc assumé la réparation, entièrement à mes frais.

On peut consulter la description technique de cet orgue dans le numéro double 55/56 de la revue « La Flûte Harmonique ».

2 - Nous restaurons en ce moment l'orgue de l'Abbaye de Royaumont (94), construit par Cavaillé-Coll pour Monsieur Marracci en 1864 ; grand-orgue de 44 jeux sur trois claviers pédalier pour grand salon (!), basé sur Montre 16 au manuel et Bourdon 32 à la pédale. Lors du déplacement à Royaumont par Gonzalès, les sommiers de Récit et Positif ont perdu leurs doubles layes, et pour rendre le toucher de ces deux plans sonores plus compatibles avec les exigences du modernisme, des petits soufflets d'assistance au décollement de soupape, ont été placés à l'intérieur des layes conservées, complètement modifiées en conséquence. La restauration historique que nous menons actuellement en collaboration avec Yves Kœnig entraîne bien évidemment la reconstitution des doubles layes disparues ; ce qui signifie que l'organiste devra à nouveau ouvrir deux à quatre soupapes pour chaque note d'un de ces claviers, par l'intermédiaire d'une bonne dizaine de mètres de vergettes et de cinq à six équerres, sans l'aide d'aucune Barker, puisqu'il n'y en a qu'une pour le Grand-Orgue et les accouplements, comme très souvent chez A. Cavaillé-Coll.

Le toucher sera lourd, c'est évident, et, dans l'esprit de certains organistes, ce sera probablement de la faute des restaurateurs (!).


Notre devoir de transmission

Je crois vraiment que le fait même de rechercher une amélioration du fonctionnement d'un orgue historique pour des raisons de confort, de toucher léger, de puissance sonore &c... met en danger l'historicité de l'instrument.

Si, à l'issue d'une restauration encadrée par les experts désignés par l'Etat, nous laissons dans nos instruments restaurés des traces de modification, des éléments étrangers à la facture d'origine (bien entendu toutes actions réversibles pour notre bonne conscience) sous prétexte d'amélioration, ne prenons-nous pas le risque de voir un jour dans dix, vingt, trente ans des facteurs d'orgues se sentir encore plus libres vis-à-vis de l'œuvre originelle ?

Si nous nous permettons de modifier, de « bricoler » l'œuvre originelle, quels que soient nos motifs, nous ouvrons la porte à des modifications ultérieures, peut-être plus dommageables, et en portons une part de responsabilité.

Si, au contraire, nous laissons une œuvre la plus homogène, la plus authentique possible, avec ses qualités et ses menus défauts, nous rendons beaucoup plus difficile toute modification ultérieure car toute intervention, si mineure soit-elle deviendra plus apparente.

Alors appliquons-nous à laisser des orgues authentiquement historiques, sans concession à la mode ou aux désirs de l'organiste titulaire du moment, c'est la seule voie qui nous permettra de laisser à nos descendants les quelques cinq pour cent d'orgues témoins importants de l'évolution de notre métier et de notre art.




  Laurent Plet.
Facteur d'orgues restaurateur.